18-08-2006
Conques, la riche halte des pèlerins
À Conques (Aveyron), la nature et l'histoire ont conclu une entente pour donner le jour à l'abbatiale Sainte-Foy, chef-d'œuvre de l’art roman. Elle forme avec le village un ensemble dont pèlerins et visiteurs pressentent le mystère
Gérard, programmeur à la retraite, est en chemin vers Compostelle depuis quarante-deux jours, attelé à son « carrix » en aluminium. Il a émergé il y a quelques mois d’une maladie musculaire. Il marche pour « faire le point et poursuivre une quête spirituelle ». Voix de basse, il espère chanter ce soir, dans l’abbatiale de Conques, la Cantate 82 de Bach et le Libera me du Requiem de Fauré. « Ma façon de prier, c’est de chanter », explique-t-il.
Jean, lui, est en route depuis quatre mois avec son âne Nono. Parti de Séville, il est allé jusqu’à Santiago. Dans quinze jours, il sera de retour chez lui, à Carpentras. En attendant, entre deux éclats de rire, il s’émerveille sans retenue «devant tant de beauté offerte». Thierry, quant à lui, est vétérinaire près de Cluny. Patricia l’assiste. Cet hiver, ils ont vu le film de Coline Serreau, Saint-Jacques… La Mecque, et ont décidé de se mettre en route.
Comme la poliomyélite rend la marche parfois difficile à Patricia, le pèlerinage, ils le font à cheval. « Le chemin nous a lavé la tête, constate Thierry. Arrivés à Conques, c’est le bonheur total. On est dans le sein de Dieu ! » « Sur le chemin, explique Jean-Pierre, agriculteur en Champagne, il y a de la vérité, on se dépouille, il n’y a plus que l’essentiel. » Ruth et Eckart (Allemands), Jossu (Hollandais), Anne (Norvégienne), François (Québécois), Freddy (RD-Congo) partagent cet enthousiasme. « Faire le pèlerinage, disent-ils, c’est accepter de se rendre vulnérable, d’être à la merci d’un éblouissement. C’est le cas, ici. »
À Conques, ces pèlerins croisent des touristes, comme Miu et sa mère, arrivées il y a trois jours de Tokyo, et venues à la découverte de ce « haut lieu de l’art roman où Pierre Soulages exprime toute la grandeur de son art ». Touristes ou pèlerins, tous convergent vers l’abbatiale. Accueillis par le Christ en majesté du tympan, ils en franchissent le seuil et se laissent prendre par l’élan des proportions, la forte simplicité des colonnes romanes, les couleurs de la pierre, la lumière.
Sainte Foy, unique exemple des "majestés carolingiennes"
Au sortir de ce lieu de grâce, ils se dirigent généralement vers le cloître, ou plutôt ce qu’il en reste, se penchent au-dessus du bassin claustral de serpentine, flânent un peu sous les arcades, franchissent parfois la porte du Trésor : le plus riche en orfèvrerie médiévale, avec notamment la statue reliquaire de sainte Foy, unique exemple au monde des « majestés carolingiennes ».
Ils arpentent ensuite les ruelles en pente qui desservent les maisons, si caractéristiques avec leurs deux entrées (celle du rez-de-chaussée ouvrant sur la rue inférieure, celle de l’étage qui donne sur un jardin ou sur une rue), leur haute toiture, leur façade à colombages, et leurs étages en encorbellement. Extrait sur place et facile à débiter, le grès a fourni la pierre à bâtir, mais aussi les lauzes et le pavé des rues, et ne cède que rarement la place à la pierre de taille, au grès rose ou gris, ou au granit.
Le soir, ce sont surtout les pèlerins qui restent à Conques. Beaucoup sont à l’Accueil Sainte-Foy, situé juste derrière le chevet de l’abbatiale. Parfois se joignent à eux des hôtes de passage, tel frère de la route, ou quelques retraitants. Ils sont accueillis par des hospitaliers, anciens pèlerins de Saint-Jacques, qui se mettent bénévolement pendant quinze jours à leur service. Ce soir, René, chocolatier à Toulouse, Jean-Claude, notaire à Tours, Michèle, prof à la retraite, Barbara et son aînée Dolores, retraitées elles aussi, composent l’équipe d’accueil. Quatre salariés et cinq ou six personnes en CDD contribuent aussi à la bonne marche de la maison, qui peut accueillir jusqu’à 90 pèlerins.
"On entre avec tous nos soucis, on ressort apaisé"
À l’heure du repas, Frère Jean-Daniel explique en quelques phrases qui sont les prémontrés, chargés de l’animation de l’abbatiale. Un peu plus tard, certains se retrouvent dans le chœur pour les complies et la bénédiction des pèlerins. Pour le Salve Regina, ils se tournent vers le haut-relief de l’Annonciation, très haut placé sur le mur du fond du croisillon nord du transept. Élévation et tendresse !
Pour prolonger l’office du soir, Frère Jean-Daniel se met au piano à queue. Les uns s’assoient sur les bancs de pierre où les pèlerins se reposaient jadis des fatigues de la route, tout près des grilles romanes forgées, dit-on, avec les fers des prisonniers libérés par l’intercession de sainte Foy. Les autres déambulent, paisibles, recueillis. À 21 heures, ils se rassemblent dehors, devant le tympan du Jugement dernier. À 3,60 m du sol, celui-ci est remarquablement lisible malgré le foisonnement des personnages et la diversité des scènes représentées.
Frère Jean-Daniel en fait la présentation et termine en détaillant avec malice les châtiments promis aux pécheurs : l’adultère et sa bien-aimée, ligotés au cou par une même corde ; l’avare pendu par les cordons de sa bourse… « On entre par la porte sous l’enfer, avec tous nos soucis, on ressort apaisé », conclut-il pourtant. La soirée se poursuit au son de l’orgue (1) – des œuvres de Bach, de Louis Vierne, de César Franck, mais aussi des mélodies profanes, comme The house of the rising sun.
Certains en profitent pour visiter les tribunes. Les vitraux y révèlent leur vibration chaleureuse rythmée par le dessin des plombs, et les chapiteaux, si nombreux dans l’abbatiale (250), leur vaste répertoire, fruit de la verve et de l’imagination des sculpteurs.
"Tant qu'il n'y a pas trop de boutiques..."
La commune de Conques compte 314 âmes. Plus des deux tiers habitent les hameaux voisins. Les enfants sont tout juste assez nombreux pour bénéficier encore d’une école à classe unique. Alentour, le pays est austère. Sur la carte, quelques bourgades et lieux-dits se partagent le vide bistre et vert des zones accidentées. Monique Bousquet, Provençale, a appris à aimer ce village où elle a rencontré Maurice, son mari. Dépositaire de fragments d’une mémoire partagée, elle parle volontiers de « l’âme de Conques » se demandant parfois si celle-ci ne s’est pas « un peu perdue ».
Madeleine Cannes tenait avec Jean, son mari, et Toussaint, son beau-frère, l’hôtel Sainte-Foy. Elle y a reçu le roi de Suède, Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac et Jack Lang, Jean Moulin et Jean XXIII, encore nonce apostolique, Henri Cartier-Bresson, Jacques Faizant, etc. « Conques n’avait pas besoin du tourisme de masse », sourit-elle, avant de se consoler : « Tant qu’il n’y a pas trop de boutiques… »
Après l’exode rural, le tourisme et le renouveau du pèlerinage ont changé le visage de Conques. La boulangerie, seul commerce d’alimentation du village, qui n’ouvre habituellement que trois matinées par semaine, passe à sept jours sur sept pendant la saison touristique. Des chambres d’hôtes ont été créées. Des artisans ont ouvert des ateliers. Pourtant Conques reste étonnamment épargné.
L’abbatiale et le pont « romain » sont classés au Patrimoine mondial de l’humanité, ce qui vaut au village d’être labellisé parmi les « Plus beaux villages de France » et les « Grands sites de France ». « Il y a un consensus pour entretenir ou restaurer l’habitat en préservant au site son unité, constate Louis Causse, architecte des bâtiments de France. Toutes les rues ont été restaurées, les réseaux sont enterrés. Seule la construction du Centre européen d’art et de civilisation médiévale a constitué un épisode délicat, qui a divisé le village. »
Les prémontrés font de Conquest un lieu toujours "habité"
La présence de la communauté des prémontrés contribue, par ailleurs, à faire de Conques un lieu toujours « habité ». Outre l’animation spirituelle de l’abbatiale, les religieux sont investis dans l’animation pastorale de la paroisse Saint-Vincent du Vallon, dont Conques est l’un des relais. Donatien (78 ans), très impliqué dans le secteur paroissial, a passé le relais à Martin, arrivé il y a un an.
Jean Daniel est investi dans l’aumônerie des collèges de Marcillac et apporte un soutien musical et liturgique aux relais paroissiaux. Evermode, voix de ténor ou de haute-contre, qui travaille à la librairie, et Jean-Régis sont surtout présents à Conques et dans l’abbatiale. « La présence de prémontrés est une chance, reconnaît le P. Jean-Luc Barrié, responsable de la paroisse, basé à Marcillac. C’est là que se trouvent les prêtres les plus jeunes. La communauté, avec son témoignage de vie fraternelle et priante, avec la messe et les offices trois fois par jour, est un soutien pour la vie spirituelle des pèlerins. »
Plus largement, pour les chrétiens aveyronnais, Conques est un lieu phare. Le jour de la fête de sainte Foy (le dimanche qui suit le 6 octobre) est un rendez-vous qui compte. Ce jour-là, c’est Didier Rols qui porte la statue reliquaire de sainte Foy. Installé à Saint-Marcel, cet homme, un rien philosophe, élève une trentaine de vaches Aubrac, selon les règles de l’agriculture biologique. « Ma foi, explique-t-il, je la vis à l’intérieur. Je ne suis pas un grand pratiquant. Mais sainte Foy est notre sainte, celle dont on se souvient, à qui on se confie. Sans elle, il n’y aurait pas eu Conques. »
Martine DE SAUTO
(1) Piano sur le chemin et Conques, orgue et lumière, 15 €, librairie Saint-Norbert 12320 Conques.
http://www.la-croix.com/article/index.jsp?docId=2278311&rubId=11641